HF6

Vidéo/Texte
Intégré au moyen métrage Misssouri super school 
Projeté lors de la Documenta d'Athènes
9'46 min
Seraing
2017

On cherche une tour de 80 mètres de haut par les fenêtres du bus, on est confiant ils n’ont pas dû en construire quarante. On se dit c’est celle-là en passant au pied de l’une d’elles, le bus passe mais ne s’arrête pas. On se dit merde. On se dit c’est pas le bon bus, pas la bonne tour. On décide de descendre, elle commence à arriver, l’heure du rendez-vous, l’heure du grand spectacle. Nous ne savons pas où nous sommes et nous avons faim, un kebab, mauvais choix, c’est long, très long, on commence à se dire que c’est foutu, nous sommes venus pour rien. En retard pour un chawarma frites et coca ; immonde commande incomplète, on remonte dans le bus sens inverse. Nous guettons l’heure, elle défile comme un compte à rebours, un chronomètre. Nous sommes enfin à notre arrêt. On sort, on trottine pour traverser la place. Nous rejoignons un mouvement de foule. Nous sommes dans la bonne direction. Nous arrivons enfin au HF6. Le décor est planté. Une humeur de transpiration se disperse tandis que chacun tente de trouver sa place, sans gêner ni personne ni caméra, nous sommes loin du défilé militaire, de la parade présidentielle ou du feu d’artifice, personne ne fera de selfie. Un respect entre chaque spectateur est sous-jacent, un respect de chacun envers cette dame de fer dont nous sommes venus assister à la chute. Anxiété et humidité par ce temps clair où le soleil au crépuscule semble faire s’élever cette tour d’acier. Par ce contre jour doux et jaunâtre nous nous retrouvons dans une peinture romantique italienne au lyrisme inquiétant. C’est beau, ça brille, étrange contemplation devant ce bâtiment vide d’activité depuis 20 ans. Nous guettons la ruine.

Nous sommes à Seraing.

Capitale du vice et de la mélancolie, capitale des bières vides et des bars pleins, capitale déchu de l’industrie, capitale pour un jour d’un spectacle détonant, scène métallique performée par 20 kilos d’explosifs.

Aujourd’hui la tour robuste crée des larmes sur les joues tannées, sur ces peaux épaisses et striées, les yeux rouges d’émotions ne sont que plus saillants. Ces travailleurs sont tous Césars autant que gladiateurs. Ils sont venus, ils ont vu et ils ont vaincu, c’était leur ring, leur Colisée. Ils y ont survécu et en tant que frères ennemis ils pleurent tous sa perte. Ce haut fourneau nourri de minerais, fumant crachant fusion leur a donné la becquée, mère dominatrice et nourricière leur tendant le sein, les voyant grandir, les faisant mourir. Ce n’était pas un spectacle auquel nous avons assisté mais l’enterrement d’un proche auquel nous n’étions pas conviés.

Nous étions là pour la beauté, l’expérience, le travail et le fun ; nous, comme tant d’autres nous ne présagions pas de l’humanité que contenait ce moment. Ce n’est qu’à la sirène qui sonnait comme un glas, long, profond et monotone que le sourire tomba, sirène de prévention d’un bombardement qui résonne ici comme un adieu à la meute.

Tous les yeux sont verrouillés. Tous venons de te prendre pour cible. Trois minutes de son qui en semblaient vingt où tout ce corps d’acier hurler la relève, trois minutes et boum, juste : Boum !Boum !

Deux déflagrations surprenantes, tellement fortes que certains ont sursauté. Monstre de métal qui en deux détonations s’effrite, grince, tombe et reste au sol soulevant dans sa chute un épais nuage de poussière, noir, chargé de suie, de charbon et d’années de sueurs venant sur nous, donnant l’impression d’une tempête de sable ou d’un ras de marée. Nous sommes tout petits, nous sommes dans son ombre. Certains applaudissent et comprennent trop tard que leurs voisins pleurent, qu’ils sont hors sujet. Dans cette humeur transpirante par ce soleil couchant s’échappe une odeur de tristesse.

Putain que c’était beau.

Tombe tout ce qu’ils possédaient de souvenirs, ce qui les faisaient tenir, les raccrocher à la notion de travail, de collègues de payes et de fin du mois, de pauses et de pointeuses, de réveils et de couchers. Tout cela doit remonter en assistant impuissant à la chute du bâtiment. Le brun derrière nous doit revoir son premier jour en regardant le dernier, il n’est pas le seul ici, silencieux en souffrance. Gros dur au cœur tendre ne pouvant se retenir alors qu’ils se l’étaient juré ce matin dans le miroir. Tout remonte tandis que ces gouttes salées coulent, gravité inversée.

L’émotion monte, la tour tombe et la poussière se lève. Les larmes sont chargées, lourdes, explosent au sol. Le nuage se dissipe et laisse place à autre chose. La page est tournée, le livre achevé.

La couverture rabattue, la mélancolie et l’émerveillement sont dissipés par la bière et le pêquet. Reconstruisant la tour boulon par boulon au fur-et-à-mesure que les verres s’enchaînaient, au numéro 3 de la rue de la banque, perpendiculaire à l’esplanade de l’avenir, assis au fond du « Prevert 2 ». Là, entre philosophie de comptoir et idée de sculpture nous repensons aux gens qui font Seraing, anamorphose étirée de leur architecture aux gueules cassées.